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    okudum. hıckıra hıckıra agladım, agladım, agladım.

    stefan zweig saheseri:

    r…, le romancier à la mode, rentrait à vienne de bon matin après une excursion de trois jours dans la montagne. ıl acheta un journal à la gare ; ses yeux tombèrent sur la date, et il se rappela aussitôt que c’était celle de son anniversaire. « quarante et un ans », songea-t-il, et cela ne lui fit ni plaisir ni peine. ıl feuilleta sans s’arrêter les pages crissantes du journal, puis il prit un taxi et rentra chez lui. son domestique, après lui avoir appris que pendant son absence il y avait eu deux visites et quelques appels téléphoniques, lui apporta son courrier sur un plateau. le romancier regarda les lettres avec indolence et déchira quelques enveloppes dont les expéditeurs l’intéressaient. tout d’abord, il mit de côté une lettre dont l’écriture lui était inconnue et qui lui semblait trop volumineuse. le thé était servi ; il s’accouda commodément dans son fauteuil, parcourut encore une fois le journal et quelques imprimés ; enfin il alluma un cigare et prit la lettre qu’il avait mise de côté.
    c’étaient environ deux douzaines de pages rédigées à la hâte, d’une écriture agitée de femme, un manuscrit plutôt qu’une lettre. ınvolontairement, il tâta encore une fois l’enveloppe pour voir s’il n’y avait pas laissé quelque lettre d’accompagnement. mais l’enveloppe était vide et, comme les feuilles elles-mêmes, elle ne portait ni adresse d’expéditeur, ni signature. « c’est étrange », pensa-t-il, et il reprit les feuilles. comme épigraphe ou comme titre, le haut de la première page portait ces mots : à toi qui ne m’as jamais connue. ıl s’arrêta étonné. s’agissait-il de lui ? s’agissait-il d’un être imaginaire ? sa curiosité s’éveilla. et il se mit à lire.

    mon enfant est mort hier – trois jours et trois nuits, j’ai lutté avec la mort pour sauver cette petite et tendre existence ; pendant quarante heures je suis restée assise à son chevet, tandis que la grippe secouait son pauvre corps brûlant de fièvre. j’ai rafraîchi son front en feu ; j’ai tenu nuit et jour ses petites mains fébriles. le troisième soir, j’étais à bout de forces. mes yeux n’en pouvaient plus ; ils se fermaient d’eux-mêmes à mon insu. c’est ainsi que je suis restée trois ou quatre heures endormie sur ma pauvre chaise, et pendant ce temps, la mort a pris mon enfant. maintenant il est là, le pauvre et cher petit, dans son lit étroit d’enfant, tout comme au moment de sa mort ; seulement, on lui a fermé les yeux, ses yeux sombres et intelligents ; on lui a joint les mains sur sa chemise blanche, et quatre cierges brûlent haut, aux quatre coins du lit. je n’ose pas regarder ; je n’ose pas bouger, car, lorsque les flammes vacillent, des ombres glissent sur le visage et sur la bouche close, et il me semble que ses traits s’animent et je pourrais croire qu’il n’est pas mort, qu’il va se réveiller et, de sa voix claire, me dire quelques mots de tendresse enfantine. mais je le sais, il est mort, et je ne veux plus regarder, pour n’avoir plus encore à espérer et pour n’être plus encore une fois déçue. je le sais, je le sais, mon enfant est mort hier – maintenant, je n’ai plus que toi au monde, que toi qui ne sais rien de moi et qui, à cette heure, joues peut-être, sans te douter de rien, ou qui t’amuses avec les hommes et les choses. je n’ai que toi, toi qui ne m’as jamais connue et que j’ai toujours aimé.
    j’ai pris le cinquième cierge et je l’ai posé ici sur la table, sur laquelle je t’écris. car je ne peux pas rester seule avec mon enfant mort, sans crier de toute mon âme. et à qui pourrais-je m’adresser, à cette heure effroyable, sinon à toi, toi qui as été tout pour moi et qui l’es encore ? je ne sais si je m’exprime assez clairement, peut-être ne me comprends-tu pas ? – ma tête est si lourde ; mes tempes battent et bourdonnent ; mes membres me font si mal. je crois que j’ai la fièvre ; et peut-être aussi la grippe[21], qui maintenant rôde de porte en porte, et cela vaudrait mieux, car ainsi je partirais avec mon enfant, et je ne serais pas obligée de me faire violence. parfois un voile sombre passe devant mes yeux ; peut-être ne serai-je même pas capable d’achever cette lettre ; mais je veux recueillir toutes mes forces pour te parler une fois, rien que cette seule fois, ô mon bien-aimé, toi qui ne m’as jamais connue.
    c’est à toi seul que je veux m’adresser ; c’est à toi que, pour la première fois, je dirai tout ; tu connaîtras toute ma vie, qui a toujours été à toi et dont tu n’as jamais rien su. mais tu ne connaîtras mon secret que lorsque je serai morte, quand tu n’auras plus à me répondre, quand ce qui maintenant fait passer dans mes membres à la fois tant de glace et tant de feu m’aura définitivement emportée. si je dois survivre, je déchirerai cette lettre, et je continuerai à me taire, comme je me suis toujours tue. mais si elle arrive entre tes mains, tu sauras que c’est une morte qui te raconte sa vie, sa vie qui a été à toi, de sa première à sa dernière heure de conscience. n’aie pas peur de mes paroles : une morte ne réclame plus rien ; elle ne réclame ni amour, ni compassion, ni consolation. la seule chose que je te demande, c’est que tu croies tout ce que va te révéler ma douleur qui se réfugie vers toi. crois tout ce que je te dis, c’est la seule prière que je t’adresse ; on ne ment pas à l’heure de la mort de son unique enfant.
    je veux te révéler toute ma vie, cette vie qui véritablement n’a commencé que du jour où je t’ai connu. auparavant, ce n’était qu’une chose trouble et confuse, dans laquelle mon souvenir ne se replongeait jamais ; c’était comme une cave où la poussière et les toiles d’araignée recouvraient des objets et des êtres aux vagues contours, et dont mon cœur ne sait plus rien. lorsque tu arrivas, j’avais treize ans, et j’habitais dans la maison que tu habites encore, dans cette maison où tu tiens maintenant entre tes mains cette lettre, mon dernier souffle de vie ; j’habitais sur le même palier, précisément en face de la porte de ton appartement. tu ne te souviens certainement plus de nous, de la pauvre veuve d’un fonctionnaire des finances (elle était toujours en deuil) et de sa maigre adolescente ; nous vivions tout à fait retirées et comme perdues dans notre médiocrité de petits-bourgeois. tu n’as peut-être jamais connu notre nom, car nous n’avions pas de plaque sur notre porte, et personne ne venait nous voir, personne ne venait nous demander. c’est qu’il y a si longtemps déjà, quinze à seize ans ! certainement tu ne te le rappelles plus, mon bien-aimé ; mais moi, oh ! je me souviens passionnément du moindre détail ; je sais encore, comme si c’était hier, le jour et même l’heure où j’entendis parler de toi pour la première fois, où pour la première fois je te vis, et comment en serait-il autrement puisque c’est alors que l’univers s’est ouvert pour moi ? permets, mon bien-aimé, que je te raconte tout, tout depuis le commencement ; daigne, je t’en supplie, ne pas te fatiguer d’entendre parler de moi pendant un quart d’heure, moi qui, toute une vie, ne me suis pas fatiguée de t’aimer.
    avant ton arrivée dans notre maison, habitaient derrière ta porte de méchantes gens, haïssables et querelleurs. pauvres comme ils étaient, ce qu’ils détestaient le plus, c’étaient leurs voisins indigents, nous-mêmes, parce que nous ne voulions rien avoir de commun avec leur vulgarité grossière de déclassés. l’homme était un ivrogne ; il battait sa femme ; souvent nous étions réveillés dans la nuit par le vacarme des chaises renversées et des assiettes brisées ; une fois, la femme frappée jusqu’au sang, les cheveux en désordre, courut dans l’escalier ; l’ivrogne cria derrière elle jusqu’à ce que les voisins, sortis de chez eux, l’aient menacé d’aller chercher la police. ma mère avait, de prime abord, évité toute relation avec eux, et elle me défendait de parler aux enfants qui se vengeaient sur moi en toute occasion. quand ils me rencontraient dans la rue, ils criaient derrière moi des mots orduriers, et un jour ils me lancèrent des boules de neige si dures que mon front en fut ensanglanté. toute la maison haïssait d’un instinct unanime ces gens-là, et lorsqu’un jour ils eurent une histoire fâcheuse (je crois que l’homme fut emprisonné pour vol) et qu’ils furent obligés de vider les lieux, nous respirâmes tous. pendant quelques jours l’écriteau “à louer” fut accroché à la porte de l’immeuble, puis il fut enlevé, et on apprit vite par le concierge qu’un écrivain, un monsieur seul et tranquille, avait pris l’appartement. c’est alors que j’entendis prononcer ton nom pour la première fois.
    au bout de quelques jours vinrent des peintres, des décorateurs, des plâtriers, des tapissiers, pour remettre en état l’appartement quitté par ses crasseux occupants ; ce n’étaient que coups de marteaux, que bruits d’outils, de nettoyage et de grattage ; mais ma mère n’en était nullement gênée, car elle disait qu’enfin les méchantes scènes de ménage d’à côté étaient bien finies. toi-même, je ne t’aperçus pas de tout le temps que dura le déménagement : tous les travaux étaient surveillés par ton domestique, ce domestique si bien stylé, petit, sérieux, les cheveux gris, qui dirigeait tout de haut avec des manières posées et assurées. ıl nous en imposait à tous beaucoup, d’abord parce que, dans notre immeuble des faubourgs, un domestique bien stylé, sentant le grand monde, était quelque chose de tout nouveau, et ensuite parce qu’il était extraordinairement poli envers chacun, sans cependant se familiariser avec la valetaille et la traiter en camarade. dès le premier jour, il salua respectueusement ma mère comme une dame, et même envers moi, qui n’étais qu’une gamine, il se montrait toujours affable et très sérieux. lorsqu’il prononçait ton nom, c’était toujours avec une certaine révérence, une considération particulière : on se rendait compte aussitôt qu’il t’était attaché bien plus que les serviteurs ne le sont habituellement. ah ! comme je l’ai aimé pour cela, le bon vieux jean, bien que je l’enviasse d’être toujours autour de toi et de te servir !
    je te raconte tout cela, mon bien-aimé, toutes ces petites choses, ridicules presque, pour que tu comprennes comment, dès le début, tu as pu acquérir une telle autorité sur l’enfant craintive et timide que j’étais. avant même que tu fusses entré dans ma vie, il y avait déjà autour de toi comme un nimbe, comme une auréole de richesse, d’étrangeté et de mystère : tous, dans le petit immeuble des faubourgs (les hommes qui mènent une vie étroite sont toujours curieux de toutes les nouveautés qui passent devant leur porte), nous attendions impatiemment ton arrivée. et cette curiosité que tu m’inspirais, combien ne s’accrut-elle pas en moi, lorsqu’un après-midi, rentrant de l’école, je vis devant notre maison la voiture de déménagement ! la plupart des meubles, les plus lourds, avaient déjà été montés dans l’appartement, et maintenant on transportait les plus légers, l’un après l’autre. je restai debout sur la porte pour pouvoir tout admirer, car ton mobilier était pour moi si étrange que je n’en avais jamais vu de semblable ; il y avait là des idoles hindoues, des sculptures italiennes, de grands tableaux très colorés, puis pour finir, vinrent des livres, si nombreux et si beaux que je n’aurais pu imaginer rien de pareil. on les entassait tous sur le seuil et là le domestique les prenait un à un et les époussetait soigneusement avec un plumeau. je rôdais curieusement autour de la pile, qui montait toujours ; le domestique ne me repoussa pas, mais il ne m’encouragea pas non plus, de telle sorte que je n’osais en toucher aucun, bien que j’eusse aimé à palper le cuir moelleux d’un grand nombre d’entre eux. je ne pus que regarder les titres, de côté, et craintivement ; il y avait parmi eux des livres français et anglais ; certains autres dans des langues qui m’étaient inconnues. je crois que je les aurais tous contemplés pendant des heures, mais ma mère m’appela.
    toute la soirée je fus forcée de penser à toi, et pourtant je ne t’avais pas encore vu. je ne possédais, moi, qu’une douzaine de livres bon marché et reliés en carton, tout usés, que j’aimais par-dessus tout et que je relisais sans cesse ; dès lors l’idée m’obséda de savoir comment pouvait bien être cet homme qui possédait et qui avait lu cette multitude de livres superbes, qui connaissait toutes ces langues, qui était à la fois si riche et si savant. une sorte de respect surnaturel s’unissait pour moi à l’idée de tant de livres. je cherchais à me représenter quelle était ta physionomie. tu étais un homme âgé, avec des lunettes et une longue barbe blanche, semblable à notre professeur de géographie, seulement bien plus aimable, bien plus beau et plus doux ; je ne sais pas pourquoi j’en étais alors déjà certaine, mais tu devais être beau, même quand je pensais à toi comme à un homme âgé. cette nuit-là, et sans te connaître encore, j’ai rêvé à toi pour la première fois.
    le lendemain tu vins t’installer, mais j’eus beau te guetter, je ne pus pas t’apercevoir ; ma curiosité ne fit que s’accroître. enfin, le troisième jour, je te vis, et combien ma surprise fut profonde de constater que tu étais si différent de ce que j’avais cru, sans aucun rapport avec l’image de dieu le père que je m’étais puérilement figurée ! j’avais rêvé d’un bon vieillard à lunettes, et voici que c’était toi, toi, tout comme tu es aujourd’hui encore, toi l’immuable, sur qui les années glissent sans t’atteindre ! tu portais un ravissant costume de sport, brun clair, et tu montais l’escalier en courant, avec ton incomparable agilité de jeune garçon, montant toujours deux marches à la fois. tu avais ton chapeau à la main, et c’est ainsi qu’avec un étonnement indescriptible je contemplai ton visage plein de vie et de clarté, aux cheveux d’adolescent : véritablement je tressaillis de surprise en voyant combien tu étais jeune, joli, souple, svelte et élégant. et ce n’est pas étonnant : dès cette première seconde, j’éprouvai très nettement ce que tout le monde comme moi éprouve à ton aspect, ce que l’on sent d’une manière unique et avec une sorte de surprise : il y a en toi deux hommes – un jeune homme ardent, gai, tout entier au jeu et à l’aventure, et, en même temps, dans ton art, une personnalité d’un sérieux implacable, fidèle au devoir, infiniment cultivée et raffinée. je sentis inconsciemment ce que tout le monde devina lorsqu’on te connut : que tu mènes une double vie, une vie dont une face claire est franchement tournée vers le monde, et l’autre, plongée dans l’ombre, qui n’est connue que de toi seul. cette profonde dualité, le secret de ton existence, cette enfant de treize ans magiquement fascinée par toi l’a sentie au premier coup d’œil.
    tu comprends déjà, mon bien-aimé, quelle merveille, quelle attirante énigme tu devais être pour moi… pour moi, une enfant. un être que l’on vénérait parce qu’il écrivait des livres, parce qu’il était célèbre dans le vaste monde, le découvrir tout à coup sous les traits d’un jeune homme de vingt-cinq ans, élégant et d’une gaieté d’adolescent ? dois-je te dire encore qu’à partir de ce jour-là, dans notre maison, dans tout mon pauvre univers d’enfant, rien ne m’intéressa plus, si ce n’est toi, et que, avec tout l’entêtement et toute l’obsédante ténacité d’une fillette de treize ans, je n’eus plus qu’une seule préoccupation : tourner autour de ta vie et de ton existence ! je t’observais, j’observais tes habitudes, j’observais les gens qui venaient chez toi ; et tout cela, au lieu de diminuer la curiosité que tu m’inspirais, ne faisait que l’accroître, car le caractère double de ton être s’exprimait parfaitement dans la diversité de ces visites. ıl venait de jeunes hommes, tes camarades, avec lesquels tu riais et tu étais exubérant, des étudiants à la mise modeste, et puis des dames qui arrivaient dans des automobiles, une fois même le directeur de l’opéra[22], le grand chef d’orchestre que je n’avais aperçu que de loin, à son pupitre, et dont la vue m’emplissait de respect, et puis aussi de petites gamines qui allaient encore à l’école de commerce et qui se glissaient avec embarras à travers la porte : en somme, beaucoup de femmes. cela ne signifiait pour moi rien de particulier, même pas lorsque, un matin en partant pour l’école, je vis sortir de chez toi une dame toute voilée : je n’avais alors que treize ans, et la curiosité passionnée avec laquelle je t’épiais et te guettais, ne savait pas encore, tellement j’étais enfant, que c’était déjà de l’amour.
    mais je sais aujourd’hui encore exactement, mon bien-aimé, le jour et l’heure où je m’attachai à toi entièrement et pour toujours. j’avais fait une promenade avec une camarade d’école, et nous étions en train de parler devant la porte. une automobile arriva à toute vitesse ; elle s’arrêta et, avec ton allure impatiente et comme élastique, qui à présent encore me ravit toujours, tu sautas du marchepied et tu te dirigeas vers la porte. je ne sais quelle puissance inconsciente me poussa à aller t’ouvrir ; je croisai tes pas ; nous nous heurtâmes presque. tu me regardas de ce regard chaud, doux et enveloppant qui était comme une tendresse ; tu me souris d’une manière que je ne puis qualifier autrement que de tendre, et tu me dis d’une voix fine et presque familière : « merci beaucoup, mademoiselle. »
    ce fut tout, mon bien-aimé. mais depuis cette seconde, depuis que j’eus senti sur moi ce regard doux et tendre, je fus tout entière à toi. je me suis rendu compte plus tard – ah ! je m’en rendis compte bientôt – que ce regard rayonnant, ce regard exerçant autour de toi comme une aimantation, ce regard qui à la fois vous enveloppe et vous déshabille, ce regard du séducteur né, tu le prodigues à toute femme qui passe près de toi, à toute employée de magasin qui te vend quelque chose, à toute femme de chambre qui t’ouvre la porte ; chez toi ce regard n’a rien de conscient, il n’y a en lui ni volonté, ni attachement ; c’est que ta tendresse pour les femmes, tout inconsciemment, donne un air doux et chaud à ton regard, lorsqu’il se tourne vers elles. mais moi, une enfant de treize ans, je n’avais pas idée de ce trait de ton caractère : je fus comme plongée dans un fleuve de feu. je crus que cette tendresse n’était que pour moi, pour moi seule ; cette unique seconde suffit à faire une femme de l’adolescente que j’étais, et cette femme fut à toi pour toujours.
    « qui est-ce ? » demanda mon amie. je ne pus pas lui répondre tout de suite. ıl me fut impossible de dire ton nom. dès cette première, cette unique seconde, il m’était sacré, il était devenu mon secret. « bah ! un monsieur qui habite ici dans la maison », balbutiai-je ensuite maladroitement.
    – « pourquoi donc es-tu devenue si rouge lorsqu’il t’a regardée ? » railla mon amie, avec toute la malice d’une enfant curieuse. et, précisément parce que je sentais que sa moquerie s’adressait à mon secret, le sang me monta aux joues avec encore plus de chaleur. la gêne où j’étais me rendit grossière : « petite dinde ! » criai-je brutalement ; j’aurais voulu l’étrangler. mais elle se mit à rire plus fort et d’une façon plus moqueuse ; je sentis les larmes me venir aux yeux de colère impuissante. je la laissai là et je montai chez moi en courant.
    c’est depuis cette seconde que je t’ai aimé. je sais que les femmes t’ont souvent dit ce mot, à toi leur enfant gâté. mais crois-moi, personne ne t’a aimé aussi fort, comme une esclave, comme un chien, avec autant de dévouement que cet être que j’étais alors et que pour toi je suis toujours restée. rien sur la terre ne ressemble à l’amour inaperçu d’une enfant retirée dans l’ombre ; cet amour est si désintéressé, si humble, si soumis, si attentif et si passionné que jamais il ne pourra être égalé par l’amour fait de désir et malgré tout exigeant, d’une femme épanouie. seuls les enfants solitaires peuvent garder pour eux toute leur passion : les autres dispersent leur sentiment dans des bavardages et l’émoussent dans des confidences ; ils ont beaucoup entendu parler de l’amour, ils l’ont retrouvé dans les livres, et ils savent que c’est une loi commune. ıls jouent avec lui comme avec un hochet ; ils en tirent vanité, comme un garçon de sa première cigarette. mais moi, je n’avais personne à qui me confier, je n’avais personne pour m’instruire et m’avertir, j’étais inexpérimentée et ignorante : je me précipitai dans mon destin comme dans un abîme. tout ce qui montait et s’épanouissait dans mon être ne connaissait que toi, ne savait que rêver de toi et te prendre pour confident. mon père était mort depuis longtemps ; ma mère m’était étrangère, avec son éternelle tristesse, son accablement et ses soucis de veuve qui n’a que sa pension pour vivre ; les jeunes filles de l’école, à demi perverties déjà, me répugnaient parce qu’elles jouaient légèrement avec ce qui était pour moi la passion suprême. aussi tout ce qui ailleurs se partage et se divise ne forma en moi qu’un bloc, et tout mon être, concentré en lui-même et toujours bouillonnant d’une ardeur inquiète, se tourna vers toi. tu étais pour moi – comment dirai-je ? toute comparaison serait trop faible – tu étais précisément tout pour moi, toute ma vie. rien n’existait que dans la mesure où cela se rapportait à toi ; rien dans mon existence n’avait de sens que si cela me rapprochait de toi. tu métamorphosas toute ma façon de vivre. jusqu’alors indifférente et médiocre à l’école, je devins tout d’un coup la première de la classe ; je lisais des centaines de livres et très tard dans la nuit, parce que je savais que tu aimais les livres ; je commençai brusquement, au grand étonnement de ma mère, à m’exercer au piano avec une persévérance presque inconcevable, parce que je croyais que tu aimais la musique. je ravaudai mes vêtements et j’eus soin de ma parure uniquement pour avoir un air plaisant et propre à tes yeux ; et l’idée que ma vieille blouse de classe (c’était la transformation d’une robe d’intérieur de ma mère) avait du côté gauche un carré d’étoffe rapporté, cette idée m’était odieuse. si par hasard tu allais la remarquer, si tu me méprisais ! c’est pourquoi je tenais toujours ma serviette serrée, quand je montais les escaliers en courant, tremblante de peur que tu ne l’aperçoives. mais comme c’était insensé, car jamais, presque jamais plus tu ne m’as regardée !
    et cependant, à vrai dire, je passais mes journées à t’attendre et à te guetter. ıl y avait à notre porte une petite lunette de cuivre jaune par le trou rond de laquelle on pouvait voir ce qui se passait de l’autre côté, devant chez toi. cette lunette – non, ne souris pas, mon bien-aimé ; aujourd’hui encore je n’ai pas honte de ces heures-là ! – cette lunette était pour moi l’œil avec lequel j’explorais l’univers ; là, pendant des mois et des années, dans le vestibule glacial, craignant la méfiance de ma mère, j’étais assise un livre à la main, passant des après-midi entiers à guetter, tendue comme une corde de violon, et vibrante comme elle quand ta présence la touchait. j’étais toujours occupée de toi, toujours en attente et en mouvement ; mais tu pouvais aussi peu t’en rendre compte que de la tension du ressort de la montre que tu portes dans ta poche, et qui compte et mesure patiemment dans l’ombre tes heures et accompagne tes pas d’un battement de cœur imperceptible, alors que ton hâtif regard l’effleure à peine une seule fois parmi des millions de tic-tac toujours en éveil. je savais tout de toi, je connaissais chacune de tes habitudes, chacune de tes cravates, chacun de tes costumes ; je repérai et je distinguai bientôt chacun de tes visiteurs, et je les répartis en deux catégories : ceux qui m’étaient sympathiques et ceux qui m’étaient antipathiques ; de ma treizième à ma seizième année, il ne s’est pas écoulé une heure que je n’aie vécue pour toi. ah ! quelles folies n’ai-je pas commises alors ! je baisais le bouton de la porte que ta main avait touché, je dérobais furtivement le mégot de cigarette que tu avais jeté avant d’entrer, et il était sacré pour moi parce que tes lèvres l’avaient effleuré. cent fois le soir, sous n’importe quel prétexte, je descendais dans la rue, pour voir dans laquelle de tes chambres il y avait de la lumière et ainsi sentir d’une manière plus concrète ta présence, ton invisible présence. et, pendant les semaines où tu étais en voyage – mon cœur s’arrêtait toujours de crainte, quand je voyais le brave johann descendre ton sac de voyage jaune – pendant ces semaines-là ma vie était morte, sans objet. j’allais et venais, de mauvaise humeur, avec ennui et méchanceté, et il fallait toujours veiller pour que ma mère ne remarquât pas mon désespoir à mes yeux rougis de larmes.
    je sais que je te raconte là de grotesques exaltations et de puériles folies. je devrais en avoir honte, mais non, je n’en ai pas honte, car jamais mon amour pour toi ne fut plus pur et plus passionné que dans ces excès enfantins. pendant des heures, pendant des journées entières je pourrais te raconter comment j’ai vécu alors avec toi, avec toi qui connaissais à peine mon visage car, lorsque je te rencontrais sur l’escalier et qu’il n’y avait pas moyen de t’éviter, par peur de ton regard brûlant, je passais devant toi en courant, tête baissée, comme quelqu’un qui va se jeter à l’eau pour échapper au feu. pendant des heures, pendant des journées, je pourrais te raconter ces années depuis longtemps oubliées de toi ; je pourrais dérouler tout le calendrier de ta vie ; mais je ne veux pas t’ennuyer, je ne veux pas te tourmenter. je veux simplement te révéler encore le plus bel événement de mon enfance, et je te prie de ne pas te moquer de son insignifiance, car pour moi qui étais une enfant, ce fut un infini. ce devait être un dimanche ; tu étais en voyage et ton domestique traînait les lourds tapis qu’il venait de battre, à travers la porte ouverte de ton appartement. ıl avait de la peine à les porter, le bon vieux et, dans un accès d’audace, j’allai à lui et lui demandai si je ne pourrais pas l’aider. ıl fut surpris, mais il me laissa faire, et c’est ainsi que je vis – ah ! je voudrais te dire avec quelle respectueuse et pieuse dévotion ! – l’intérieur de ton appartement, ton univers, la table à laquelle tu t’asseyais pour écrire et sur laquelle il y avait quelques fleurs, dans un vase de cristal bleu, tes meubles, tes tableaux, tes livres. ce ne fut qu’un fugitif et furtif regard dans ta vie, car le fidèle johann m’aurait certainement interdit de regarder de trop près ; mais ce regard me suffit pour absorber toute l’atmosphère, et il me fournit une nourriture suffisante pour rêver infiniment à toi dans mes veilles et dans mon sommeil.
    cette rapide minute fut la plus heureuse de mon enfance. j’ai voulu te la raconter afin que toi, qui ne me connais pas, tu commences enfin à comprendre comment une vie s’est attachée à toi jusqu’à s’y anéantir. j’ai voulu te la raconter, avec cette autre encore, cette heure terrible qui malheureusement fut si voisine de la première. j’avais, comme je te l’ai déjà dit, tout oublié pour toi ; je ne m’occupais pas de ma mère et je ne me souciais de personne. je ne remarquais pas qu’un monsieur d’un certain âge, un commerçant d’ınnsbruck, qui était par alliance parent éloigné de ma mère, venait souvent la voir et restait longuement ; au contraire, c’était pour moi un plaisir, car il menait souvent maman au théâtre, et ainsi je pouvais être seule, penser à toi et te guetter, ce qui était ma plus haute, mon unique béatitude. or un jour, ma mère m’appela dans sa chambre avec une certaine gravité, en me disant qu’elle avait à me parler sérieusement. je devins pâle et mon cœur se mit soudain à battre très fort : se douterait-elle de quelque chose ? aurait-elle deviné ? ma première pensée fut pour toi, toi le secret par lequel j’étais reliée à l’univers. mais ma mère elle-même était embarrassée ; elle m’embrassa tendrement (ce qu’elle ne faisait jamais), une fois, deux fois ; elle m’attira près d’elle sur le canapé et commença alors à raconter, en hésitant et d’un air timide, que son parent, qui était veuf, lui avait adressé une demande en mariage et qu’elle était décidée, principalement à cause de moi, à l’accepter. le sang me monta au cœur avec plus de violence : une seule pensée répondit dans mon for intérieur, pensée toute tournée vers toi. « mais au moins, nous restons ici ? pus-je à peine balbutier encore. non, nous allons à ınnsbruck ; ferdinand a une belle villa là-bas. » je n’en entendis pas davantage ; mes yeux s’obscurcirent. ensuite j’appris que je m’étais évanouie ; j’entendis ma mère raconter tout bas à mon beau-père qui avait attendu derrière la porte, que j’avais reculé soudain en étendant les mains, pour m’abattre alors comme une masse de plomb. ce qui se passa les jours suivants et comment moi, une faible enfant, je me débattis contre leur volonté prépondérante, je ne puis pas te le raconter : rien que d’y penser, ma main tremble encore en t’écrivant. comme je ne pouvais pas révéler mon véritable secret, ma résistance parut n’être que de l’entêtement, de la méchanceté et du défi. personne ne me dit plus rien ; tout se fit à mon insu. on utilisa les heures où j’étais à l’école pour s’occuper du déménagement : quand je rentrais à la maison, il y avait toujours quelque nouvelle chose d’évacuée ou de vendue. je vis ainsi l’appartement s’en aller pièce par pièce, et ma vie en même temps ; enfin, un jour que je rentrais pour déjeuner, je constatai que les déménageurs étaient venus et qu’ils avaient tout emporté. dans les chambres vides se trouvaient les malles prêtes à partir, ainsi que deux lits de camp pour ma mère et pour moi : nous devions dormir là encore une nuit, la dernière, et le lendemain partir pour ınnsbruck.
    au cours de cette dernière journée, je sentis avec une résolution soudaine que je ne pouvais pas vivre hors de ton voisinage. je ne vis d’autre salut que toi. je ne pourrai jamais dire comment cette idée me vint et si vraiment je fus capable de penser avec netteté dans ces heures de désespoir ; mais brusquement (ma mère était sortie) je me levai et, telle que j’étais, en costume d’écolière, j’allai vers toi. ou plutôt non, le mot « aller » n’est pas exact : c’est plutôt une force magnétique qui me poussa vers ta porte, les jambes raidies et les articulations tremblantes. je viens de te le dire, je ne savais pas clairement ce que je voulais : me jeter à tes pieds et te prier de me garder comme servante, comme esclave ; et je crains bien que tu ne souries de ce fanatisme innocent d’une jeune fille de quinze ans ; mais mon bien-aimé, tu ne sourirais plus si tu savais dans quel état je me trouvais alors, dehors dans le couloir glacial, roidie par la peur et cependant poussée en avant par une force inimaginable et comment j’arrachai, pour ainsi dire, de mon corps mon bras tremblant, de telle sorte qu’il se leva et (ce fut une lutte qui dura pendant l’éternité de secondes atroces) qu’un doigt pressa le bouton de la porte. encore aujourd’hui j’ai dans l’oreille le bruit strident de la sonnette, puis le silence qui suivit, tandis que mon cœur s’arrêtait et que, mon sang ne circulant plus, je guettais seulement si tu allais venir.
    mais tu ne vins pas. personne ne vint. tu étais sans doute sorti cet après-midi, et johann était allé faire quelque course ; et ainsi je revins en titubant (avec, dans mes bourdonnantes oreilles, le son de la sonnette) dans notre appartement bouleversé et évacué, et je me jetai, épuisée, sur une couverture de voyage, aussi fatiguée de ces quatre pas que si j’eusse marché pendant des heures à travers une épaisse neige. mais sous cet épuisement brûlait encore la résolution toujours vivace de te voir et de te parler avant qu’on m’arrachât de ces lieux. ıl n’y avait là, je te le jure, aucune pensée sensuelle ; j’étais encore ignorante, précisément parce que je ne pensais à rien d’autre qu’à toi : je voulais simplement te voir, te voir encore une fois, me cramponner à toi. toute la nuit, toute cette longue et effroyable nuit, mon bien-aimé, je t’ai attendu. à peine ma mère fut-elle au lit et fut-elle endormie que je me glissai dans le vestibule pour t’entendre rentrer. toute la nuit j’ai attendu, et c’était une nuit glacée de janvier. j’étais fatiguée, mes membres me faisaient mal, il n’y avait plus de siège pour m’asseoir : alors je m’étendis sur le parquet froid où passait le courant d’air de la porte. je restai ainsi étendue, glacée et le corps meurtri, n’ayant sur moi que mon mince vêtement, car je n’avais pas pris de couverture ; je ne voulais pas avoir trop chaud par crainte de m’endormir et de ne pas entendre ton pas. quelle douleur j’éprouvais ! je pressais convulsivement mes pieds l’un contre l’autre, mes bras tremblaient, et j’étais sans cesse obligée de me lever, tellement il faisait froid dans cette atroce obscurité. mais je t’attendais, je t’attendais, je t’attendais comme mon destin.
    enfin (il était déjà sans doute deux ou trois heures du matin), j’entendis en bas la porte de la rue s’ouvrir et puis des pas qui montaient l’escalier. le froid m’avait brusquement quittée, une vive chaleur s’empara de moi, et j’ouvris doucement la porte pour me précipiter vers toi et pour me jeter à tes pieds… ah ! je ne sais vraiment pas ce que, folle enfant, j’aurais fait alors. les pas se rapprochèrent, la lumière d’une bougie vacilla dans l’escalier. je tenais en tremblant le loquet de la porte : était-ce bien toi qui venais ainsi ?
    oui, c’était toi, mon bien-aimé – mais tu n’étais pas seul. j’entendis un rire léger et joyeux, le froufrou d’une robe de soie et ta voix qui parlait bas. tu rentrais chez toi avec une femme…
    comment j’ai pu survivre à cette nuit, je ne le sais pas. le lendemain matin, à huit heures, on m’emmena à ınnsbruck ; je n’avais plus de force pour résister.

    mon enfant est mort la nuit dernière – désormais je serai seule de nouveau, si vraiment je dois vivre encore. demain viendront des hommes inconnus, grossiers, habillés de noir, et ils apporteront un cercueil, et ils y mettront mon pauvre, mon unique enfant. peut-être viendra-t-il aussi des amis qui apporteront des couronnes, mais que font des fleurs sur un cercueil ? ıls me consoleront, ils me diront des paroles, des paroles, mais à quoi cela me servira-t-il ? je le sais, me voilà de nouveau redevenue seule. et il n’y a rien de plus épouvantable que d’être seule parmi les hommes. je m’en suis rendu compte alors, durant ces deux années interminables que j’ai passées à ınnsbruck, ce temps compris entre ma seizième et ma dix-huitième année, où j’ai vécu comme une captive, une réprouvée au sein de ma famille. mon beau-père, homme très calme et parlant peu, était bon pour moi ; comme pour réparer une injustice involontaire, ma mère se montrait docile à tous mes désirs ; des jeunes gens s’empressaient autour de moi, mais je les repoussais tous avec une obstination passionnée. je ne voulais pas vivre heureuse et contente loin de toi, et je me plongeais dans un sombre univers fait de solitude et de tourments que je m’imposais moi-même. les jolies robes neuves qu’on m’achetait, je ne les portais pas ; je me refusais à aller au concert et au théâtre, ou à prendre part à des excursions en joyeuse société. à peine si je sortais de la maison : croirais-tu, mon bien-aimé, que dans cette petite ville où j’ai vécu deux années, je ne connais pas dix rues ? j’étais en deuil et je voulais être en deuil ; je m’enivrais de chaque privation que j’ajoutais encore à la privation de ta vue. bref, je ne voulais pas me laisser distraire de ma passion : vivre pour toi. je restais assise chez moi ; pendant des heures, pendant des journées je ne faisais rien que penser à toi, y penser sans cesse, me remémorant toujours de nouveau les cent petits souvenirs que j’avais de toi, chaque rencontre et chaque attente, et toujours me représentant ces petits épisodes, comme au théâtre. et c’est parce que j’ai évoqué ainsi d’innombrables fois chacune des secondes de mon passé que toute mon enfance est restée si brûlante dans ma mémoire, qu’aujourd’hui encore chaque minute de ces années-là revit en moi avec autant de chaleur et d’émotion que si c’était hier qu’elle eût fait tressaillir mon sang.
    c’est pour toi seul que j’ai vécu alors. j’achetais tous tes livres ; quand ton nom était dans le journal, c’était pour moi un jour de fête. croiras-tu que je sais par cœur chaque ligne de tes livres, tant je les ai lus et relus ? si pendant la nuit on m’éveillait dans mon sommeil, si l’on prononçait devant moi une ligne détachée de tes livres, je pourrais aujourd’hui encore, aujourd’hui encore au bout de treize ans, la continuer, comme en un rêve ; car chaque mot de toi était pour moi un évangile et une prière. le monde entier n’existait pour moi que par rapport à toi : je ne suivais dans les journaux de vienne les concerts et les premières que dans la pensée de savoir lesquels d’entre eux pourraient t’intéresser, et quand le soir arrivait, je t’accompagnais de loin : maintenant il entre dans la salle, maintenant il s’assied. mille fois j’ai rêvé cela, parce qu’une fois, une seule, je t’avais vu dans un concert.
    mais pourquoi te raconter tout cela, ce fanatisme furieux se déchaînant contre moi-même, ce fanatisme si tragiquement désespéré d’une enfant abandonnée ? pourquoi le raconter à quelqu’un qui ne s’en est jamais douté, qui ne l’a jamais su ? alors, pourtant, étais-je encore une enfant ? j’atteignis dix-sept ans, dix-huit ans ; les jeunes gens commencèrent à se retourner sur moi dans la rue ; mais ils ne faisaient que m’irriter. car l’amour ou même seulement l’idée, par jeu, d’aimer quelqu’un d’autre que toi m’était inconcevable et complètement étrangère ; la tentation à elle seule m’aurait paru un crime. ma passion pour toi resta la même ; seulement, elle se transformait avec mon corps ; à mesure que mes sens s’éveillaient, elle devenait plus ardente, plus physique, plus féminine. et ce que l’enfant, dans sa volonté ignorante et confuse, l’enfant qui tira jadis la sonnette de ta porte, ne pouvait pas pressentir était maintenant mon unique pensée : me donner à toi, m’abandonner à toi.
    les gens qui étaient autour de moi pensaient que j’étais craintive et m’appelaient timide (je n’avais pas desserré les dents sur mon secret). mais en moi se formait une volonté de fer. toute ma pensée et tous mes efforts étaient tendus vers un seul but : revenir à vienne, revenir près de toi. et je réussis à imposer ma volonté, si insensée, si incompréhensible qu’elle pût paraître aux autres. mon beau-père était riche, il me considérait comme son propre enfant. mais avec un farouche entêtement, je persistai à vouloir gagner ma vie moi-même ; et je parvins enfin à revenir à vienne, chez un parent, comme employée d’une grande maison de confections.
    est-il besoin de te dire où je me rendis d’abord, lorsque par un soir brumeux d’automne – enfin ! enfin ! – j’arrivai à vienne ? je laissai ma malle à la gare, je me précipitai dans un tramway – avec quelle lenteur il me semblait marcher ! chaque arrêt m’exaspérait, – et je courus devant la maison. tes fenêtres étaient éclairées, tout mon cœur battait violemment. c’est alors seulement que je retrouvai de la vie dans cette ville, dont jusqu’à ce moment tout le vacarme avait été pour moi si étranger, si vide de sens ; c’est alors seulement que je me repris à vivre, en me sentant près de toi, mon rêve de toujours. je ne me doutais pas que je n’étais pas plus loin de ta pensée quand il y avait entre nous vallées, montagnes et rivières, qu’à cette heure où il n’y avait entre toi et mon regard brillant que la mince vitre éclairée de ta fenêtre. je regardais là-haut, toujours là-haut : là il y avait de la lumière, là était la maison, là tu étais, toi mon univers. pendant deux ans j’avais rêvé à cette heure ; maintenant il m’était donné de la vivre. et toute la soirée, cette soirée d’automne nuageuse et douce, je restai devant tes fenêtres jusqu’à ce que la lumière s’éteignît. ce n’est qu’ensuite que j’allai à la recherche de ma demeure.
    chaque soir, je revins devant ta maison. jusqu’à six heures, je travaillais au magasin ; c’était un travail dur et éprouvant, mais je l’aimais, car cette agitation m’empêchait de ressentir la mienne avec autant de douleur. et dès que le rideau de fer était baissé derrière moi, je courais tout droit à mon poste chéri. te voir une seule fois, te rencontrer une seule fois, c’était mon unique désir ; pouvoir de nouveau embrasser de loin ton visage avec mon regard. au bout d’une semaine cela se produisit, au moment où je m’y attendais le moins : pendant que j’observais tes fenêtres là-haut, tu vins à moi en traversant la rue. et soudain je redevins l’enfant de treize ans que j’avais été ; je sentis le sang affluer à mes joues ; involontairement, malgré mon plus intime désir de voir tes yeux, je baissai la tête et je passai devant toi en courant, comme une bête traquée. ensuite j’eus honte de cette fuite effarouchée de petite écolière, car maintenant ma volonté était bien claire : je voulais te rencontrer, je te cherchais, je voulais être connue de toi après tant d’années où mon attente était restée plongée dans l’ombre ; je voulais être appréciée de toi, je voulais être aimée de toi.
    mais pendant longtemps tu ne me remarquas pas, bien que chaque soir, même par la neige tourbillonnante et sous le vent brutal et incisif de vienne, je fisse le guet dans la rue. souvent j’attendis en vain pendant des heures ; souvent tu sortais enfin de chez toi accompagné par des visiteurs ; deux fois, je te vis aussi avec des femmes et, dès lors, je compris que j’avais grandi ; je sentis le caractère nouveau et différent de mon sentiment pour toi au brusque tressaillement de mon cœur, qui me déchira l’âme, lorsque je vis une femme étrangère marcher d’un pas si assuré à ton côté en te donnant le bras. je n’étais pas surprise puisque je connaissais déjà, depuis mes jours d’enfance, tes éternelles visiteuses ; mais maintenant il se produisait en moi, tout à coup, comme une douleur physique, et quelque chose se tendait en moi, fait à la fois d’hostilité et d’envie, en présence de cette évidente familiarité physique avec une autre. puérilement fière comme j’étais, et comme peut-être je suis restée maintenant encore, pendant une journée je me tins à l’écart ; mais qu’elle fut atroce pour moi cette soirée vide, dans l’orgueil et la révolte, passée sans voir ta maison ! le lendemain soir, j’étais déjà revenue humblement à mon poste ; je t’attendais, je t’attendais toujours, comme pendant toute ma destinée j’ai attendu devant ta vie qui m’était fermée.
    et enfin, un soir, tu me remarquas. je t’avais vu venir de loin, et je concentrai toute ma volonté pour ne pas m’écarter de ton chemin. le hasard voulut qu’une voiture qu’on déchargeait obstruât la rue et tu fus obligé de passer tout près de moi. ınvolontairement ton regard distrait se posa sur moi, pour, aussitôt rencontrant l’attention du mien – ah ! comme le souvenir me fit alors tressaillir ! – devenir ce regard que tu as pour les femmes, ce regard tendre, caressant et en même temps pénétrant jusqu’à la chair, ce regard large et déjà conquérant qui, pour la première fois, fit de l’enfant que j’étais une femme et une amoureuse. pendant une ou deux secondes, ce regard fascina ainsi le mien qui ne pouvait ni ne voulait s’affranchir de son étreinte, – puis tu passas. mon cœur battait : malgré moi, je fus obligée de ralentir mes pas et, comme je me retournais avec une invincible curiosité, je vis que tu t’étais arrêté et que tu me suivais des yeux. et à la manière dont tu m’observais, avec une curiosité intéressée, je compris aussitôt que tu ne m’avais pas reconnue.
    tu ne me reconnus pas, ni alors, ni jamais : jamais tu ne m’as reconnue. comment pourrais-je, ô mon bien-aimé, te décrire la désillusion de cette seconde ? ce fut alors la première fois que je subis cette fatalité de ne pas être reconnue par toi, cette fatalité qui m’a suivie pendant toute ma vie et avec laquelle je meurs : rester inconnue, rester encore toujours inconnue de toi. comment pourrais-je te la décrire, cette désillusion ? car vois-tu, pendant ces deux années d’ınnsbruck, où je pensais constamment à toi et où je ne faisais que songer à ce que serait notre première rencontre lorsque je serais retournée à vienne, j’avais envisagé, suivant l’état de mon humeur, les perspectives les plus désolantes à côté des plus réjouissantes. j’avais, si je puis parler ainsi, tout parcouru en rêve ; je m’étais imaginé dans des moments de pessimisme, que tu me repousserais, que tu me dédaignerais parce que j’étais trop insignifiante, trop laide, trop importune. toutes les formes possibles de ta défaveur, de ta froideur, de ton indifférence, je les avais toutes arpentées, dans des visions passionnées ; mais dans mes heures les plus noires, dans la conscience la plus profonde de ma nullité, je n’avais pas envisagé celle-ci, la plus épouvantable de toutes : que tu n’avais même pas fait la moindre attention à mon existence. aujourd’hui, je le comprends bien – ah ! c’est toi qui m’as appris à le comprendre ! – le visage d’une jeune fille, d’une femme, est forcément pour un homme un objet extrêmement variable ; le plus souvent, il n’est qu’un miroir où se reflète tantôt une passion, tantôt un enfantillage, tantôt une lassitude, et qu’il s’évanouit aussi facilement qu’une image dans une glace, que donc un homme peut perdre plus facilement le visage d’une femme parce que l’âge y modifie les ombres et la lumière, et que des modes nouvelles l’encadrent différemment. les résignées, voilà celles qui ont la véritable science de la vie. mais moi, la jeune fille que j’étais alors, je ne pouvais pas comprendre encore que tu m’eusses oubliée ; car je ne sais comment, à force de m’occuper de toi, incessamment et sans aucune mesure, une idée chimérique s’était formée en moi : que toi aussi, tu devais souvent te souvenir de moi et que tu m’attendais ; comment aurais-je pu respirer encore si j’avais eu la certitude que je n’étais rien pour toi, que jamais aucun souvenir de moi ne venait t’effleurer doucement ? ce douloureux réveil devant ton regard qui me montrait que rien en toi ne me connaissait plus, que le fil d’aucun souvenir ne joignait ta vie à la mienne, ce fut pour moi une première chute dans la réalité, un premier pressentiment de mon destin.
    cette fois-là, tu ne me reconnus pas, et lorsque deux jours plus tard, dans une nouvelle rencontre, ton regard m’enveloppa avec une certaine familiarité, tu ne me reconnus pas encore comme celle qui t’avait aimé et que tu avais d’une certaine manière formée, mais simplement comme la jolie jeune fille de dix-huit ans qui, deux jours auparavant, au même endroit, avait croisé ton chemin. tu me regardas avec une aimable surprise ; un léger sourire se joua autour de ta bouche. de nouveau, tu passas près de moi et tu ralentis aussitôt ta marche. je me mis à trembler, je frémissais d’une joie muette. si seulement tu m’adressais la parole ! je sentis que pour la première fois j’existais pour toi ; moi aussi je ralentis le pas et je t’attendis. et soudain, sans me retourner, je sentis que tu étais derrière moi ; je savais que maintenant, pour la première fois, j’allais entendre ta chère voix me parler. l’attente était en moi comme une paralysie, et je craignais d’être obligée de m’arrêter, tellement mon cœur battait fort. tu étais parvenu à mon côté. tu me parlas avec ta manière doucement enjouée, comme si nous étions depuis longtemps amis. ah ! tu n’avais pas la moindre idée de moi ! jamais tu n’as eu la moindre idée de ma vie ! tu me parlas avec une aisance si merveilleuse que je pus même te répondre. nous marchâmes ensemble tout le long de la rue. puis tu me demandas si je ne voulais pas dîner avec toi ; j’acceptai. qu’aurais-je osé te refuser ?
    nous dînâmes ensemble dans un petit restaurant. sais-tu encore où c’était ? mais non, car tu ne distingues certainement pas cette soirée de tant d’autres aventures semblables… en effet, qu’étais-je pour toi ? une femme entre cent, une aventure dans une chaîne d’aventures aux maillons innombrables. et puis quel souvenir aurais-tu pu garder de moi ? je parlais très peu, parce que c’était pour moi un infini bonheur de t’avoir près de moi et de t’entendre me parler. je ne voulais pas gaspiller un seul instant de ta conversation par une question ou par une sotte parole. jamais ma gratitude n’oubliera cette heure. tu répondis si bien à ce qu’attendait de toi ma vénération passionnée ! tu fus tendre, doux et plein de tact, sans aucune indiscrétion, sans précipiter les caressantes tendresses ; dès les premiers moments, tu me montras tant de tranquille et d’amicale confiance que tu m’aurais conquise tout entière, même si je n’eusse pas déjà été à toi avec toute ma volonté et avec tout mon être. ah ! tu ne sais pas quel acte admirable tu accomplis, ce soir-là, en ne décevant pas les cinq années d’attente de mon adolescence !
    ıl était tard, nous partîmes. à la porte du restaurant tu voulus savoir si j’étais pressée ou si j’avais le temps. comment aurais-je pu te cacher que j’étais à ta disposition ? je te répondis que j’avais le temps. puis tu me demandas, en surmontant vivement une légère hésitation, si je ne voulais pas venir un moment chez toi pour bavarder. « avec plaisir », fis-je sans m’interroger une seconde, trouvant cela tout naturel. et je vis aussitôt que la rapidité de mon acceptation t’avait saisi, d’une façon désagréable ou peut-être plaisante, – mais qu’en tout cas, tu étais visiblement surpris. aujourd’hui, je comprends ton étonnement ; je sais qu’il est d’usage chez les femmes, même quand elles éprouvent le brûlant désir de s’abandonner, de désavouer leur inclination, de simuler un effroi, une indignation, qui demandent tout d’abord à être apaisés par de pressantes prières, des mensonges, des promesses, des serments. je sais que seules peut-être les professionnelles de l’amour, les prostituées, répondent à de telles invitations par un consentement aussi joyeux et aussi complet – ou encore de toutes jeunes, de toutes naïves adolescentes. mais en moi (comment pouvais-tu t’en douter ?), ce n’était que la volonté s’avouant à elle-même, le désir ardent et contenu pendant des milliers de jours qui, brusquement, se manifestait. mais en tout cas, tu étais frappé, je commençais à t’intéresser. je sentais qu’en marchant, pendant notre conversation, tu m’examinais de côté, avec une sorte d’étonnement. ton sentiment, ce sentiment si magiquement sûr en fait de psychologie humaine, flairait une chose extraordinaire, devinait un mystère en cette gentille et complaisante jeune fille. le désir de savoir était éveillé en toi, et je remarquai, par la forme enveloppante et subtile de tes questions, que tu voulais cerner ce mystère. mais je les éludais. j’aimais mieux passer pour folle que te dévoiler mon secret.
    nous montâmes chez toi. excuse-moi, mon bien-aimé, si je te dis que tu ne peux pas comprendre ce qu’était pour moi cette montée, cet escalier, quel enivrement, quel trouble j’éprouvais, quel bonheur fou, torturant, mortel presque. maintenant encore à peine puis-je y penser sans larmes, et pourtant je n’en ai plus. mais imagine-toi seulement que là, chaque objet était pour ainsi dire imprégné de ma passion, représentait un symbole de mon enfance, de mon attente : la porte devant laquelle je t’ai attendu mille fois, l’escalier où j’ai toujours épié et deviné ton pas et où je t’ai vu pour la première fois, la petite lunette où j’ai appris à sonder toute mon âme, le tapis devant la porte, sur lequel un jour je me suis agenouillée, le grincement de la clé qui toujours m’a fait quitter en sursaut mon poste d’écoute. toute mon enfance, toute ma passion avaient ici leur nid, dans cet espace réduit ; là se trouvait toute ma vie. et voici qu’une sorte de tempête s’abattait sur moi, maintenant que tout, tout s’accomplissait et qu’avec toi, moi avec toi ! j’entrais dans ta maison, dans notre maison. pense que jusqu’à ta porte, – mes mots certes ont un air banal, mais je ne sais pas le dire autrement, – tout, durant mon existence, n’avait encore été que triste réalité ; je n’avais vu devant moi qu’un monde terne et quotidien, et voilà que s’ouvrait le pays enchanté dont rêve l’enfant, le royaume d’aladin. pense que, mille fois, mes yeux avaient fixé ardemment cette porte que je franchissais maintenant d’un pas chancelant, et tu sentiras – tu sentiras seulement, car jamais, mon bien-aimé, tu ne le sauras tout à fait ! – combien d’heures de ma vie se concentraient en cette vertigineuse minute.
    je restai chez toi toute la nuit. tu ne t’es pas douté qu’avant toi jamais encore un homme ne m’avait touchée, ni même que personne n’avait effleuré ou vu mon corps. comment aurais-tu pu le supposer, mon bien-aimé, puisque je ne t’offrais aucune résistance, que je réprimais toute hésitation de pudeur, uniquement pour que tu ne pusses pas deviner le secret de mon amour pour toi, qui t’aurait certainement effrayé, – car tu n’aimes que la légèreté, le jeu, le badinage ; tu redoutes de t’immiscer dans une destinée. tu veux goûter sans mesure à toutes les joies du monde, mais tu ne veux pas de sacrifice. mon bien-aimé, si je te dis maintenant que j’étais vierge quand je me suis donnée à toi, je t’en supplie, comprends-moi bien ! je ne t’accuse pas : tu ne m’as pas attirée, ni trompée, ni séduite ; c’est moi, moi-même, qui suis allée vers toi, poussée par mon propre désir, qui me suis jetée à ton cou, qui me suis précipitée dans ma destinée. jamais, jamais je ne t’accuserai, non ; mais au contraire, toujours je te remercierai, car elle a été pour moi bien riche et bien éclatante de volupté, cette nuit, bien débordante de bonheur. quand j’ouvrais les yeux dans l’obscurité et que je te sentais à mon côté, je m’étonnais que les étoiles ne fussent pas au-dessus de ma tête, tellement le ciel me semblait proche. non, mon bien-aimé, je n’ai jamais rien regretté, jamais, à cause de cette heure-là. je me le rappelle encore, lorsque tu dormais, que j’entendais ta respiration, que je touchais ton corps et que je me sentais si près de toi : dans l’ombre, j’ai pleuré de bonheur.
    le matin, je partis en hâte, de très bonne heure. je devais me rendre au magasin, et je voulais aussi m’en aller avant qu’arrivât le domestique : il ne fallait pas qu’il me vît. lorsque je fus vêtue, que je fus là, debout devant toi, tu me pris dans tes bras et tu me regardas longuement. était-ce un souvenir lointain et obscur qui s’agitait en toi, ou bien seulement te semblais-je jolie et heureuse, comme je l’étais effectivement ? tu me donnas un baiser sur la bouche. je me dégageai doucement pour m’en aller. alors tu me demandas : « ne veux-tu pas emporter quelques fleurs ? » je répondis que si. tu pris quatre roses blanches dans le vase de cristal bleu, sur le bureau (ah ! ce vase, je le connaissais bien, depuis mon unique et furtif regard de jadis) et tu me les donnas. pendant des journées, je les ai portées à mes lèvres.
    avant de nous quitter, nous étions déjà convenus d’un autre rendez-vous. j’y vins, et de nouveau ce fut merveilleux. tu me donnas encore une troisième nuit. puis tu me dis que tu étais obligé de partir en voyage – oh ! ces voyages, comme je les détestais depuis mon enfance ! – et tu me promis, aussitôt que tu serais revenu, de m’en aviser. je te donnai mon adresse, poste restante, car je ne voulais pas te dire mon nom. je gardais mon secret. de nouveau, tu me donnas quelques roses au moment de l’adieu – les roses de l’adieu !
    chaque jour, pendant deux mois, j’allai voir… mais non, pourquoi te décrire ces tourments infernaux de l’attente, du désespoir ? je ne t’accuse pas ; je t’aime comme tu es : ardent et oublieux, généreux et infidèle ; je t’aime ainsi, rien qu’ainsi, comme tu as toujours été et comme tu es encore maintenant. tu étais revenu depuis longtemps ; tes fenêtres éclairées me l’apprirent, et tu ne m’as pas écrit. je n’ai pas une ligne de toi, maintenant, à ma dernière heure, pas une ligne de toi, toi à qui j’ai donné ma vie. j’ai attendu, attendu comme une désespérée. mais tu ne m’as pas fait signe, tu ne m’as pas écrit une ligne… pas une ligne…

    mon enfant est mort hier, – c’était aussi ton enfant. c’était aussi ton enfant, ô mon bien-aimé, l’enfant d’une de ces trois nuits, je te le jure, et l’on ne ment pas dans l’ombre de la mort. c’était notre enfant, je te le jure, car aucun homme ne m’a touchée depuis ces heures où je me suis donnée à toi jusqu’à celles du travail de l’enfantement. ton contact avait rendu mon corps sacré, à mes yeux : comment aurais-je pu me partager entre toi qui avais été tout pour moi, et d’autres qui pouvaient à peine frôler ma vie ? c’était notre enfant, mon bien-aimé, l’enfant de mon amour lucide et de ta tendresse insouciante, prodigue, presque inconsciente, notre enfant, notre fils, notre enfant unique. mais tu veux savoir maintenant – peut-être effrayé, peut-être juste étonné – maintenant tu veux savoir, ô mon bien-aimé, pourquoi pendant toutes ces longues années je t’ai caché l’existence de cet enfant et pourquoi je te parle de lui aujourd’hui seulement qu’il est là, étendu, dormant dans les ténèbres, dormant à jamais, déjà prêt à partir et à ne revenir plus jamais, plus jamais ! pourtant, comment aurais-je pu te le dire ? jamais tu ne m’aurais crue, moi l’étrangère, trop facilement disposée à t’accorder ces trois nuits, moi qui m’étais donnée sans hésitation, avec ardeur même ; jamais tu n’aurais cru que cette femme anonyme rencontrée fugitivement te garderait sa fidélité, à toi l’infidèle, – jamais tu n’aurais reconnu sans méfiance cet enfant comme étant le tien ! jamais tu n’aurais pu, même si mes dires t’avaient paru vraisemblables, écarter intérieurement le soupçon que j’essayais de t’attribuer, à toi qui étais riche, la paternité d’un enfant qui t’était étranger. tu m’aurais suspectée, il en serait resté une ombre entre toi et moi, une ombre confuse et flottante de méfiance. je ne le voulais pas. et puis, je te connais ; je te connais si bien qu’à peine te connais-tu toi-même pareillement : je sais qu’il t’eût été pénible, toi qui en amour aimes l’insouciance, la légèreté, le jeu, d’être soudain père, d’avoir soudain la responsabilité d’une destinée. toi qui ne peux respirer qu’en liberté, tu te serais senti lié à moi d’une certaine façon. tu m’aurais… oui, je le sais, tu l’eusses fait contre ta propre volonté consciente… tu m’aurais haïe à cause de cet assujettissement. je t’aurais été odieuse, tu m’aurais détestée, peut-être seulement quelques heures, peut-être seulement le bref intervalle de quelques minutes, – mais dans mon orgueil, je voulais que tu pensasses à moi toute ta vie sans le moindre nuage. j’aimais mieux prendre tout sur moi que de devenir une charge pour toi, être la seule, parmi toutes tes femmes, à qui tu penserais toujours avec amour, avec gratitude. mais à la vérité, tu n’as jamais pensé à moi, tu m’as oubliée !
    je ne t’accuse pas, mon bien-aimé, non, je ne t’accuse pas. pardonne-moi si parfois une goutte d’amertume coule de ma plume, pardonne-moi – mais mon enfant, notre enfant, n’est-il pas là, couché sous la flamme vacillante des cierges ? j’ai tendu mon poing serré vers dieu et je l’ai appelé criminel ; la confusion et le trouble règnent dans mes sens. pardonne-moi cette plainte, pardonne-la-moi. je sais bien qu’au plus profond de ton cœur tu es bon et secourable, que tu accordes ton assistance à qui la sollicite, que tu l’accordes même à celui qui t’est le plus étranger, s’il te la demande. mais ta bonté est si bizarre ! c’est une bonté ouverte à chacun, chacun peut y puiser et y remplir ses mains ; elle est grande, infiniment grande, ta bonté, mais excuse-moi, elle est indolente. elle veut qu’on l’assiège, qu’on lui fasse violence. ton aide, tu la donnes quand on te fait appel, quand on t’adresse une prière ; ton appui, tu l’accordes par pudeur, par faiblesse et non par plaisir. permets que je te dise franchement : ton amour ne va pas à l’homme qui est dans le besoin et la peine, de préférence à ton frère qui est dans le bonheur. et les hommes comme toi, même les meilleurs d’entre eux, on a du mal à leur adresser une prière. un jour, j’étais encore enfant, je vis par la lunette de la porte comment tu t’y pris pour faire l’aumône à un mendiant qui avait sonné chez toi. tu lui donnas immédiatement, et beaucoup même, avant qu’il t’eût imploré, mais tu le fis avec une certaine inquiétude, avec une certaine hâte qui disait ton désir de le voir s’en aller bien vite. on eût dit que tu avais peur de le regarder dans les yeux. cette façon fuyante de donner, cette appréhension, cette crainte d’être remercié, je ne l’ai jamais oubliée. et c’est pourquoi je ne me suis jamais adressée à toi. sans doute, je le sais, tu m’aurais alors secourue, sans même avoir la certitude que c’était bien ton enfant ; tu m’aurais consolée, donné de l’argent, de l’argent en abondance, mais toujours avec le désir impatient et secret d’écarter de toi les choses désagréables. oui, je crois même que tu m’aurais engagée à supprimer l’enfant avant terme. et cela, je le redoutais par-dessus tout, car que n’aurais-je pas fait, du moment que tu me le demandais, comment m’eût-il été possible de te refuser quelque chose !
    mais cet enfant était tout pour moi puisqu’il venait de toi ; c’était encore toi, non plus l’être heureux et insouciant que tu étais et que je ne pouvais retenir, mais toi, pensais-je, devant m’appartenir pour toujours, emprisonné dans mon corps, lié à ma vie. je te tenais enfin, à présent ; je pouvais en mes veines te sentir vivre et grandir ; il m’était donné de te nourrir, de t’allaiter, de te couvrir de caresses et de baisers, quand mon âme en brûlait de désir. vois-tu, mon bien-aimé, c’est pourquoi j’ai été heureuse quand j’ai su que je portais un enfant de toi ; et c’est pourquoi je me gardai de te le dire, car maintenant, tu ne pouvais plus m’échapper.
    ıl est vrai, mon bien-aimé, qu’il n’y eut pas que des mois de bonheur, comme ma pensée s’en était réjouie d’avance. ıl y eut aussi des mois pleins d’horreur et de tourments, pleins de dégoût devant la bassesse des hommes. ma situation n’était pas facile. pendant les derniers mois je ne pouvais plus aller au magasin de peur d’éveiller l’attention de la famille et de les voir avertir mes parents. je ne voulais pas demander d’argent à ma mère ; je vécus donc, pendant le temps qui s’écoula jusqu’à mon accouchement, de la vente de quelques bijoux que je possédais. une semaine avant la délivrance, une blanchisseuse me vola dans une armoire les quelques couronnes qui me restaient ; de sorte que je dus aller à l’hôpital. c’est là, en ce lieu où seules se réfugient en leur détresse les femmes les plus pauvres, les réprouvées, les oubliées, là au milieu de la plus rebutante misère, c’est là que l’enfant, ton enfant, est venu au monde. c’est à mourir, cet hôpital ; tout vous y est étranger, étranger, étranger ; et nous nous regardions comme des étrangères, nous qui gisions là, solitaires, et mutuellement pleines de haine, nous que seuls la misère et les mêmes tourments avaient contraintes à prendre place dans cette salle, à l’atmosphère viciée, emplie de chloroforme et de sang, de cris et de gémissements. tout ce que la pauvreté doit subir d’humiliations, d’outrages moraux et physiques, je l’ai souffert, dans cette promiscuité avec des prostituées et des malades qui faisaient de la communauté de notre sort une commune infamie… sous le cynisme de ces jeunes médecins qui, avec un sourire d’ironie, relevaient le drap de lit et palpaient le corps de la femme sans défense, sous un faux prétexte de souci scientifique… en présence de la cupidité des infirmières. oh ! là-bas, la pudeur humaine ne rencontre que des regards qui la crucifient et des paroles qui la flagellent. votre nom sur une pancarte, c’est tout ce qui reste de vous, car ce qui gît dans le lit n’est qu’un paquet de chair pantelante, que tâtent les curieux et qui n’est plus qu’un objet d’exhibition et d’étude. oh ! elles ne savent pas, les femmes qui donnent des enfants à leur mari aux petits soins, dans leur propre maison, ce que c’est que de mettre au monde un enfant lorsqu’on se trouve seule, sans protection et comme sur une table d’expérimentation médicale. aujourd’hui encore, quand je rencontre dans un livre le mot “enfer”, je pense immédiatement, malgré moi, à cette salle bondée dans laquelle, parmi les mauvaises odeurs, les gémissements, les rires et les cris sanglants de femmes entassées, j’ai tant souffert, – à cet abattoir de la pudeur.
    pardonne-moi, pardonne-moi de te parler de cela ! mais c’est la seule fois que je le fais, je ne t’en parlerai jamais plus, jamais plus. pendant onze ans je n’en ai dit mot et bientôt je serai muette pour l’éternité. je devais le crier une fois, ce que m’avait coûté cet enfant qui était ma félicité et qui à présent est là, inanimé. je les avais déjà oubliées, ces heures-là, depuis longtemps oubliées, dans le sourire, dans la voix de l’enfant, dans mon bonheur ; mais maintenant qu’il est mort, mon supplice, lui, est devenu vivant, et j’avais besoin de soulager mon âme en le criant une fois, cette seule fois.
    mais ce n’est pas toi que j’accuse ; je n’accuse que dieu, rien que dieu qui a voulu ce supplice absurde. je ne t’accuse pas, je le jure, et jamais dans ma colère je ne me suis dressée contre toi. même à l’heure où mon corps se tordait dans les douleurs, même lorsque devant les jeunes externes, il brûlait de honte en subissant les attouchements de leurs regards, même à la seconde où la douleur me déchira l’âme, jamais je ne t’ai accusé devant dieu, jamais je n’ai regretté nos nuits ; jamais mon amour pour toi n’a subi l’atteinte d’un reproche de ma part ; toujours je t’ai aimé, toujours j’ai béni l’heure où je t’ai rencontré. et dussé-je de nouveau traverser l’enfer de ces heures-là, quand bien même je saurais d’avance ce qui m’attend, ô mon bien-aimé, je referais encore une fois ce que j’ai fait, encore une fois, encore mille fois !

    notre enfant est mort hier. tu ne l’as jamais connu. jamais, même dans une fugitive rencontre, due au hasard, ce petit être en fleur, né de ton être, n’a frôlé en passant ton regard. dès que j’eus cet enfant, je me tins cachée à tes yeux pendant longtemps. mon ardent amour pour toi était devenu moins douloureux ; je crois même que je ne t’aimais plus aussi passionnément ; tout au moins, mon amour ne me faisait plus autant souffrir. je ne voulais pas me partager entre toi et lui ; aussi je me consacrai non pas à toi, qui étais heureux et vivais en dehors de moi, mais à cet enfant qui avait besoin de moi, que je devais nourrir, que je pouvais prendre dans mes bras et couvrir de baisers. je semblais délivrée du trouble que tu avais jeté dans mon âme, arrachée à mon mauvais destin, sauvée enfin par cet autre toi-même, mais qui était vraiment à moi ; et ce n’était plus que rarement, tout à fait rarement, que ma passion se portait humblement au-devant de ta maison. je ne faisais qu’une chose : à ton anniversaire, je t’envoyais régulièrement un bouquet de roses blanches, exactement pareilles à celles que tu m’avais offertes après notre première nuit d’amour. t’es-tu jamais demandé en ces dix, en ces onze années, qui te les envoyait ? t’es-tu souvenu, peut-être, de celle à qui tu as donné, un jour, des roses pareilles ? je l’ignore et je ne connaîtrai jamais ta réponse. ıl me suffisait, quant à moi, de te les offrir secrètement et de faire éclore, une fois chaque année, le souvenir de cet instant.
    tu ne l’as jamais connu, notre pauvre petit. aujourd’hui, je m’en veux de l’avoir dérobé à tes yeux, car tu l’aurais aimé. jamais tu ne l’as connu, le pauvre enfant, jamais tu ne l’as vu sourire, quand il soulevait légèrement ses paupières et que ses yeux noirs et intelligents – tes yeux ! – jetaient sur moi, sur le monde entier, leur lumière claire et joyeuse. ah ! il était si gai, si charmant : toute la légèreté de ton être se retrouvait dans cet enfant ; ton imagination vive et remuante se renouvelait en lui ; pendant des heures entières, il pouvait s’amuser follement avec un objet, comme toi tu prends plaisir à jouer avec la vie ; puis on le voyait redevenir sérieux et se tenir assis devant ses livres, les sourcils froncés. sa ressemblance avec toi grandissait chaque jour. déjà même commençait à se développer en lui, visiblement, cette dualité de sérieux et d’enjouement qui t’est propre ; et plus il te ressemblait, plus je l’aimais. ıl apprenait bien, et bavardait en français comme une petite pie ; ses cahiers étaient les plus propres de la classe ; avec cela, comme il était gentil, élégant, dans son costume de velours noir ou dans sa petite marinière blanche ! partout où il allait, il était toujours le plus distingué ; quand je passais avec lui sur la plage de grado[23], les femmes s’arrêtaient et caressaient sa longue chevelure blonde ; quand il faisait du traîneau sur le semmering, les gens se retournaient vers lui avec admiration ! ıl était si joli, si délicat, si complaisant ! lorsque, l’année dernière, il devint interne au theresianum, on eût dit un petit page du dix-huitième siècle à la façon dont il portait son uniforme et sa petite épée. à présent, il n’a plus rien que sa chemisette, le pauvre enfant, couché là, les lèvres décolorées et les mains jointes.
    mais peut-être veux-tu savoir comment j’ai pu l’élever ainsi, dans le luxe, comment j’ai pu faire pour lui permettre de vivre cette vie éclatante et joyeuse des enfants du grand monde ? mon bien-aimé, je te parle du sein de l’ombre. je n’ai pas de honte, je vais te le dire, mais ne t’effraie pas ; mon bien-aimé, je me suis vendue. je n’ai pas été précisément ce qu’on appelle une fille de la rue, une prostituée, mais je me suis vendue. j’ai eu de riches amis, des amants fortunés ; tout d’abord, je les ai cherchés, puis ce furent eux qui me cherchèrent, car – l’as-tu jamais remarqué ? – j’étais très jolie. chaque homme à qui je me donnais me prenait en affection ; tous m’ont été reconnaissants, tous se sont attachés à moi, tous m’ont aimée… tous, sauf toi, oui, toi seul, ô mon bien-aimé !
    me méprises-tu à présent que je t’ai révélé que je me suis vendue ? non, je le sais, tu ne me méprises pas ; je sais que tu comprends tout et que tu comprendras aussi que je l’ai seulement fait pour toi, pour cet autre toi-même, pour ton enfant. j’avais touché, un jour, dans cette salle de l’hôpital, à l’horreur de la pauvreté ; je savais qu’en ce monde le pauvre est toujours la victime, celui qu’on abaisse et foule aux pieds, et je ne voulais à aucun prix que ton enfant, ton enfant éclatant de beauté, grandît dans les bas-fonds, se pervertît au contact grossier des gens de la rue, s’étiolât dans l’air empesté d’un immeuble sur cour. sa bouche délicate ne devait pas connaître les mots du ruisseau, ni son corps d’ivoire le linge malodorant et rugueux du pauvre. ıl fallait que ton enfant profitât de tout, de toute la richesse et de toutes les commodités de la terre : il fallait, à son tour, qu’il s’élevât au niveau de ta vie.
    c’est la raison, la seule raison, mon bien-aimé, pour laquelle je me suis vendue. pour moi, ce n’a pas été un sacrifice ; car ce que l’on nomme communément honneur ou déshonneur n’existait pas à mes yeux. tu ne m’aimais pas, toi le seul à qui mon corps appartînt, donc ce que mon corps pouvait faire me laissait indifférente. les caresses des hommes, même leur passion la plus profonde, ne touchaient pas mon cœur, bien que je dusse accorder beaucoup d’estime à plusieurs d’entre eux et que, devant leur amour sans retour, me rappelant mon propre sort, la pitié m’ébranlât souvent. tous ceux que je connus furent bons pour moi, tous m’ont gâtée, tous m’ont estimée. surtout un comte, veuf et âgé, celui qui ne recula devant aucune démarche pour faire admettre au theresianum l’enfant sans père, ton enfant. ıl m’aimait comme sa fille. trois fois, quatre fois il m’a demandée en mariage. aujourd’hui, je serais comtesse, maîtresse d’un château féerique dans le tyrol ; je n’aurais pas de soucis, car l’enfant aurait eu un père tendre et qui l’eût adoré, et moi, un mari distingué, bon et doux. je n’ai pas accepté, bien qu’il eût insisté très fort et très souvent, bien que mon refus lui eût fait beaucoup de mal. j’ai peut-être commis une folie, car je vivrais à présent tranquille, retirée en quelque lieu et avec moi, cet enfant, cet enfant chéri. pourquoi ne pas te l’avouer ? je ne voulais pas me lier ; je voulais à tout moment être à ta disposition. au plus profond de mon cœur, dans mon être inconscient, vivait toujours ce vieux rêve enfantin que peut-être tu m’appellerais encore une fois, ne fût-ce que pour une heure. et pour l’éventualité de cette heure, j’ai tout repoussé, parce que je désirais être prête à ton premier appel. toute ma vie, depuis que je suis sortie de l’enfance, a-t-elle été autre chose qu’une attente, l’attente de ta volonté ?
    et cette heure est réellement venue. mais tu ne sais pas quand. tu ne t’en doutes pas, mon bien-aimé. même à ce moment-là, tu ne m’as pas reconnue – jamais, jamais, jamais tu ne m’as reconnue ! oui, souvent déjà, je t’avais rencontré dans les théâtres, les concerts, au prater, dans la rue – chaque fois mon cœur tressaillait, mais tu passais sans me voir. extérieurement, j’étais certes tout autre ; l’enfant craintive était devenue une femme, une belle femme, comme on disait, couverte de superbes toilettes et entourée d’admirateurs. comment aurais-tu pu soupçonner en moi la timide jeune fille que tu avais vue à la lumière nocturne de ta chambre à coucher ! parfois, un des hommes avec qui j’étais te saluait ; tu répondais à son salut et levais les yeux vers moi ; mais ton regard était aussi étranger que courtois ; il m’appréciait seulement et ne me reconnaissait pas ; il était d’un étranger, atrocement étranger. un jour, je me le rappelle encore, cet oubli de ma personne, auquel j’étais déjà presque habituée, fut pour moi un supplice. je me trouvais dans une loge à l’opéra, avec un ami, et tu étais assis dans la loge voisine. à l’ouverture, les lumières s’éteignirent ; je ne pouvais plus voir ton visage, mais je sentais ton souffle si près de moi, comme je l’avais senti en cette nuit d’amour et, sur le rebord garni de velours qui séparait nos loges, reposait ta main, ta main fine et délicate. un désir infini s’empara de moi : celui de me pencher et de déposer humblement un baiser sur cette main étrangère, cette main chérie, dont j’avais un jour senti le tendre enlacement. autour de moi, la musique répandait ses ondes pénétrantes ; mon désir devenait de plus en plus passionné. je fus obligée de maîtriser mes nerfs pour ne pas me lever, si vive était la force qui attirait mes lèvres vers ta chère main. à la fin du premier acte, je demandai à mon ami de nous en aller. je ne pouvais plus supporter de t’avoir là, à côté de moi, si étranger et si proche, dans l’obscurité.
    mais l’heure tant attendue vint pourtant, elle vint encore une fois, une dernière fois dans ma vie perdue. c’était, il y a exactement un an, le lendemain de ton anniversaire. chose étrange, je n’avais cessé de penser à toi, car cet anniversaire, je le célèbre toujours comme une fête. j’étais déjà sortie de très grand matin, et j’avais acheté les roses blanches que je te faisais envoyer tous les ans en souvenir d’un moment que tu avais oublié. l’après-midi, j’allai promener l’enfant ; je le conduisis à la pâtisserie demel, et le soir, je le menai au théâtre. je voulais que, lui aussi, en quelque manière, dès sa jeunesse, considérât ce jour, sans qu’il en connût la signification, comme une fête mystique. ensuite, je passai le lendemain avec l’ami que j’avais à cette époque, un jeune et riche industriel de brünn[24], avec qui je vivais depuis déjà deux années, qui me gâtait et m’idolâtrait. celui-là aussi voulait m’épouser, mais de même qu’aux autres, je lui avais sans apparence de raisons opposé un refus, bien qu’il nous comblât de cadeaux, l’enfant et moi, et qu’il fût digne lui-même d’être aimé pour sa bonté, un peu épaisse et soumise. nous allâmes ensemble à un concert, où nous rencontrâmes des gens fort gais ; nous soupâmes dans un restaurant de la ringstrasse, et là, parmi les rires et les bavardages, je proposai d’aller dans un dancing, le tabarin. d’ordinaire, ce genre d’établissements, avec leur gaieté factice et abreuvée d’alcool, m’était antipathique, comme tout ce qu’on appelle “la noce”, et toujours ceux qui proposaient des distractions de cet ordre rencontraient mon refus. mais cette fois-ci – je croyais sentir en moi une puissance magique impénétrable, qui me fit soudain lancer inconsciemment ma proposition, et chacun s’y rallia avec une joyeuse excitation, – j’éprouvais tout à coup un désir inexplicable, comme si quelque chose de particulier m’attendait en cet endroit. habitués à m’être agréable, tous se levèrent, et nous allâmes au tabarin. nous bûmes du champagne, et subitement une joie tout à fait folle s’empara de moi, une joie presque douloureuse même, comme je n’en avais jamais connu. je buvais et buvais, chantant comme les autres les chansons grivoises, et j’éprouvais un besoin presque irrésistible de danser et de m’amuser. soudain – on eût dit que quelque chose de froid ou de brûlant s’était posé sur mon cœur – je sursautai : tu étais assis avec des amis à la table voisine et tu portais sur moi un regard d’admiration et de désir, ce regard qui toujours m’a remuée jusqu’au tréfonds de l’âme. pour la première fois depuis dix ans, tes yeux s’attachaient de nouveau sur moi de toute la force inconsciente et passionnée de ton être. je tremblais. le verre que je tenais levé faillit tomber de mes mains. heureusement, mes compagnons de table ne s’aperçurent pas de mon trouble, qui s’effaça dans le bruit des rires et de la musique.
    ton regard devenait de plus en plus brûlant et me plongeait tout entière dans un brasier. je ne savais pas si tu m’avais enfin, enfin reconnue ou si tu me désirais comme une femme que tu n’aurais pas encore tenue dans tes bras, comme une autre, comme une étrangère. le sang me montait aux joues, et je répondais distraitement aux personnes qui étaient avec moi. tu avais remarqué sans doute combien ton regard me troublait. d’un signe de tête, imperceptible pour les autres, tu me demandas de bien vouloir sortir un instant dans le vestibule. puis tu réglas l’addition de façon ostensible ; tu pris congé de tes amis et sortis, non sans m’avoir préalablement fait signe encore une fois que tu m’attendais dehors. je tremblais comme si j’avais été en proie au froid ou à la fièvre. je ne pouvais plus répondre à aucune question ; je me trouvais dans l’impossibilité de maîtriser mon sang en ébullition. le hasard voulut que, précisément à ce moment-là, un couple de noirs commençât une nouvelle et étrange danse, en frappant des talons et en poussant des cris aigus. tout le monde avait les yeux sur eux ; je mis cette seconde à profit. je me levai, dis à mon ami que je revenais aussitôt, et je te suivis.
    dehors, tu m’attendais dans le vestibule, devant le vestiaire. ton regard s’éclaira en me voyant venir. tu accourus, souriant, au-devant de moi. je vis immédiatement que tu ne me reconnaissais pas, que tu ne reconnaissais pas l’enfant ni la jeune fille d’autrefois. de nouveau, en tendant la main vers moi, tu l’avançais vers quelqu’un de nouveau, quelqu’un d’inconnu. « ne pourriez-vous, un jour, à moi aussi, me consacrer une heure ? » me demandas-tu familièrement. je sentis à ton assurance que tu me prenais pour une de ces femmes qui se vendent pour la soirée. « oui », fis-je. c’était le même « oui » tremblant et pourtant naturel et bien consentant par lequel, il y avait plus de dix ans, la jeune fille que j’étais alors t’avait répondu dans la rue crépusculaire. « et quand pourrions-nous nous voir ? – quand vous voudrez. » devant toi, je n’avais aucune honte. tu me regardas un peu étonné, en proie à ce même étonnement, fait de méfiance et de curiosité, que tu avais également montré jadis devant la rapidité de mon acquiescement. « seriez-vous libre maintenant ? » me demandas-tu avec quelque hésitation. – oui, dis-je, partons. »
    je voulus aller chercher mon manteau au vestiaire.
    à ce moment, il me revint à l’esprit que le manteau de mon ami et le mien étaient ensemble et qu’il avait le ticket. retourner le lui demander, sans motif précis, n’eût pas été possible ; d’autre part, renoncer à l’heure que je pouvais passer avec toi, cette heure ardemment désirée depuis des années, cela, je ne le voulais pas. aussi n’hésitai-je pas une seconde : je me contentai de mettre mon châle sur ma robe du soir, et je sortis dans la nuit brumeuse et humide, sans m’occuper de mon manteau, sans me soucier de l’être bon et affectueux qui me faisait vivre depuis des années, de l’homme que je couvrais de ridicule devant ses amis, en le laissant ainsi, moi qui étais depuis des années sa maîtresse, au premier clin d’œil d’un étranger. oh ! j’avais entièrement conscience, au plus profond de moi-même, de la bassesse, de l’ingratitude, de l’infamie que je commettais envers un ami sincère ; je sentais que j’agissais ridiculement et que par ma folie j’offensais à jamais, mortellement, un homme plein de bonté pour moi ; je me rendais compte que je brisais ma vie, mais que m’importait l’amitié, que m’importait l’existence, au prix de l’impatience que j’avais de sentir encore une fois tes lèvres et d’entendre monter vers moi tes paroles de tendresse ? c’est ainsi que je t’ai aimé ; je peux le dire, à présent que tout est passé, que tout est fini. et je crois que si tu m’appelais sur mon lit de mort, je trouverais encore la force de me lever et d’aller te rejoindre.
    une voiture se trouvait devant la porte, et nous filâmes chez toi. j’entendis de nouveau ta voix, je te sentis de nouveau tendre, tout près de moi ; j’étais exactement aussi enivrée, en proie au même bonheur enfantin et confus qu’autrefois. dans quel état d’exaltation je grimpai de nouveau les escaliers, pour la première fois après plus de dix ans, non, non, je ne peux pas te le dire ; je ne peux pas te décrire comment, dans ces quelques secondes, un double sentiment confondait en moi tout le passé et le présent, ni comment, dans tout cela, dans tout cela je n’apercevais toujours que toi. ıl y avait peu de changement dans ta chambre. quelques tableaux en plus, un plus grand nombre de livres, çà et là des meubles étrangers, mais tout pourtant m’adressait un salut familier. et sur ton bureau se trouvait le vase avec les roses, mes roses, celles que je t’avais envoyées le jour précédent, à l’occasion de ton anniversaire et en souvenir d’une femme que tu ne te rappelais cependant pas, que tu ne reconnaissais pas, même maintenant qu’elle était près de toi, que ta main tenait sa main, que tes lèvres pressaient ses lèvres. néanmoins, j’étais heureuse de voir que tu prenais soin de mes fleurs : de cette façon flottait malgré tout, autour de toi, un souffle de mon être, un parfum de mon amour.
    tu me pris dans tes bras. je passai de nouveau toute une nuit de délices avec toi. mais, même en ma nudité, tu ne me reconnaissais pas. heureuse, je m’abandonnais à tes savantes tendresses, et je vis que ta fougue amoureuse ne faisait aucune différence entre une amante et une femme qui se vend, que tu te livrais entièrement à ton désir, avec toute la légèreté et la prodigalité qui te caractérisent. tu étais si doux, si tendre envers moi, envers celle que tu avais rencontrée dans une boîte de nuit, si distingué, si cordial, si plein d’attentions, et cependant tu montrais en même temps une telle passion dans la jouissance de la femme. de nouveau, enivrée de l’ancien bonheur, je sentais dans ta sensualité cette dualité caractéristique de ton être, cette passion cérébrale et lucide qui, déjà, avait fait de l’enfant ton esclave. jamais je n’ai connu chez un homme, dans ses caresses, un abandon aussi absolu au moment présent, une telle effusion et un tel rayonnement des profondeurs de l’être – pour s’éteindre ensuite à vrai dire dans un oubli infini et presque inhumain. mais moi aussi je m’oubliais : qu’étais-je à présent dans l’obscurité, à-côté de toi ? étais-je l’ardente gamine de jadis, la mère de ton enfant, étais-je l’étrangère ? ah ! tout était si familier, déjà vécu pour moi, et cependant tout était si frémissant de vie nouvelle, en cette nuit passionnée ! et je priais pour qu’elle ne prît jamais fin !
    mais le matin arriva. nous nous levâmes tard. tu m’invitas encore à déjeuner avec toi. nous bûmes ensemble le thé, qu’un domestique invisible avait servi discrètement dans la salle à manger, et nous bavardâmes. de nouveau, tu me parlas avec toute la familiarité franche et cordiale qui t’est propre, et de nouveau, sans me poser de questions indiscrètes, sans manifester de curiosité à l’égard de ma personne. tu ne me demandas ni mon nom, ni mon domicile. encore une fois, je n’étais pour toi que l’aventure, la femme anonyme, l’heure de passion qui se volatilise dans la fumée de l’oubli, sans laisser de trace. tu me racontas que maintenant tu allais faire un long voyage de deux ou trois mois en afrique du nord[25]. je tremblais au milieu de mon bonheur, car déjà retentissait à mon oreille le martèlement de ces mots : fini ! fini, oublié ! volontiers je me serais jetée à tes genoux en criant : « emmène-moi avec toi, pour qu’enfin tu me reconnaisses, enfin, enfin, après tant d’années. » mais j’étais si timide et si lâche, si faible et si servile devant toi. je ne pus que dire : « quel dommage ! » ton regard se posa sur moi en souriant et tu me demandas : « en éprouves-tu vraiment de la peine ? »
    à ce moment, je fus saisie comme d’un brusque emportement. je me levai, je te regardai longtemps, fermement. puis je dis : « l’homme que j’aimais est, lui aussi, toujours en voyage. » puis je te regardai droit dans la prunelle. « maintenant, maintenant il va me reconnaître », me disais-je, tremblante et tendue de tout mon être. mais tu ne répondis que par un sourire et tu déclaras pour me consoler : « oui, mais on revient. – oui, répliquai-je, on revient, mais on a oublié. »
    ıl devait y avoir quelque chose d’étrange, quelque chose de passionné dans la façon dont je te dis cela, car tu te levas aussi, et tu me regardas avec étonnement et beaucoup de tendresse. tu me pris par les épaules : « ce qui est bon ne peut s’oublier, je ne t’oublierai pas », me dis-tu. en même temps, ton regard plongeait jusqu’au fond de moi-même, semblant vouloir prendre l’empreinte de mon image. et comme je le sentais pénétrer, cherchant, fouillant, aspirant tout mon être, à ce moment-là je crus que le charme qui t’empêchait de voir était rompu. ıl va me reconnaître, il va me reconnaître ! mon âme entière tremblait à cette pensée.
    mais tu ne me reconnus pas. non, tu ne me reconnus pas, et, à aucun moment, je ne te fus plus étrangère qu’en cette seconde, sans quoi jamais tu n’aurais pu faire ce que tu fis quelques minutes plus tard. tu m’avais embrassée, embrassée encore une fois, passionnément. je dus réparer le désordre de mes cheveux. pendant que j’étais devant la glace – ah ! je crus m’évanouir de honte et d’effroi ! – je te vis, derrière moi, en train de glisser discrètement dans mon manchon quelques gros billets de banque. comment ai-je été assez forte pour ne pas crier, ne pas te gifler à cet instant-là, moi qui t’aimais depuis mon enfance, moi, la mère de ton enfant, tu me payais pour cette nuit ! à tes yeux, j’étais une cocotte du tabarin, rien de plus – et tu m’avais payée, oui, payée ! ce n’était pas assez que tu m’eusses oubliée, il fallait encore que tu m’avilisses.
    je ramassai rapidement mes affaires. je voulais m’en aller, m’en aller vite. je souffrais trop.
    j’avançai la main pour prendre mon chapeau ; il était sur le bureau, à côté du vase contenant les roses blanches, mes roses. à ce moment, un besoin, puissant, irrésistible, s’empara de moi ; je devais tenter encore une fois de réveiller tes souvenirs : « ne voudrais-tu pas me donner une de tes roses blanches ? dis-je. – volontiers ! » répondis-tu. et immédiatement, tu en pris une. « mais, peut-être est-ce une femme qui te les a données, une femme qui t’aime ? remarquai-je. – peut-être, dis-tu, mais je l’ignore. elles m’ont été données je ne sais par qui, c’est pourquoi je les aime tant. » je te regardai. « peut-être aussi viennent-elles d’une femme que tu as oubliée ? » surpris, tu levas les yeux. je te regardai fixement. « reconnais-moi, reconnais-moi enfin », criait mon regard ! mais tes yeux souriaient amicalement, sans comprendre. tu m’embrassas encore une fois, mais tu ne me reconnus pas.
    je me dirigeai rapidement vers la porte, car je sentais les larmes me monter aux yeux, et, cela, il ne fallait pas que tu le visses. dans l’antichambre, tellement j’étais sortie avec précipitation, je faillis buter contre johann, ton domestique. effrayé, il fit en hâte un bond sur le côté et ouvrit brusquement la porte pour me laisser passer. et comme je le regardais, durant cet instant, entends-tu ? durant cette unique seconde, comme, les larmes aux yeux, je regardais cet homme âgé, je vis une lueur soudaine palpiter dans son regard. dans l’espace d’une seconde, entends-tu ? dans l’espace de cette unique seconde, ton vieux domestique m’a reconnue, lui qui depuis mon enfance ne m’avait pas vue. je me serais mise à genoux, je lui aurais baisé les mains ! j’arrachai vite de mon manchon les billets de banque avec lesquels tu m’avais flagellée et je les lui glissai dans la main. ıl tremblait, me regardait avec effroi ; en cette seconde, il m’a peut-être mieux comprise que toi dans toute ton existence. tous les hommes, tous, m’ont gâtée ; tous se sont montrés bons envers moi ; toi, toi seul tu m’as oubliée, toi, toi seul, tu ne m’as jamais reconnue.

    mon enfant est mort, notre enfant. à présent, je n’ai plus personne au monde, personne à aimer que toi. mais qu’es-tu pour moi, toi qui jamais ne me reconnais, toi qui passes à côté de moi comme on passe au bord de l’eau, toi qui marches sur moi comme sur une pierre, toi qui toujours vas, qui toujours poursuis ta route et me laisses dans l’attente éternelle ? un jour je crus te tenir, tenir en cet enfant l’être fuyant que tu es. mais c’était ton enfant : pendant la nuit, il m’a quittée cruellement pour aller en voyage ; il m’a oubliée et jamais il ne reviendra ! de nouveau je suis seule, plus seule que jamais ; je n’ai rien, plus rien de toi, rien – plus d’enfant, pas une ligne, pas un mot, pas un souvenir, et si quelqu’un prononçait mon nom devant toi, il n’aurait pour toi aucune signification. pourquoi ne mourrais-je pas volontiers, puisque pour toi je n’existe pas ? pourquoi ne pas quitter ce monde, puisque tu m’as quittée ? non, mon bien-aimé, je te le dis encore, je ne t’accuse pas ; je ne veux pas que mes lamentations aillent jeter le trouble dans la joie de ta demeure. ne crains pas que je t’obsède plus longtemps ; pardonne-moi, j’avais besoin de crier, une fois, de toute mon âme, à cette heure où mon enfant est étendu là, sans vie et abandonné. ıl fallait que je te parle une fois, rien qu’une seule fois. je retourne ensuite dans mes ténèbres, et je redeviens muette, muette comme je l’ai toujours été à côté de toi. mais ce cri ne te parviendra pas tant que je vivrai. ce n’est que quand je serai morte que tu recevras ce testament, d’une femme qui t’a plus aimé que toutes les autres, et que tu n’as jamais reconnue, d’une femme qui n’a cessé de t’attendre et que tu n’as jamais appelée. peut-être, peut-être alors m’appelleras-tu, et je te serai infidèle, pour la première fois, puisque dans ma tombe, je n’entendrai pas ton appel. je ne te laisse aucun portrait, aucune marque d’identité, de même que toi, tu ne m’as rien laissé ; jamais tu ne me reconnaîtras, jamais ! c’était ma destinée dans la vie ; qu’il en soit de même dans la mort. je ne veux pas t’appeler à ma dernière heure, je m’en vais sans que tu connaisses mon nom, ni mon visage. je meurs facilement, car de loin tu ne t’en rendras pas compte. si tu devais souffrir de ma mort, je ne pourrais pas mourir !
    je ne peux plus continuer à écrire… j’ai la tête si lourde… les membres me font mal, j’ai la fièvre… je crois que je vais être obligée de m’étendre tout de suite. ce sera peut-être bientôt fini… peut-être que le destin me sera clément une fois et que je ne devrai pas les voir emporter mon enfant… je ne peux plus écrire. adieu ! mon bien-aimé, adieu ! je te remercie… ce fut bien comme ce fut, malgré tout… jusqu’à mon dernier souffle, je t’en remercierai… je me sens soulagée : je t’ai tout dit, tu sais à présent – non, tu le devines seulement – combien je t’ai aimé, et pourtant cet amour ne te laisse rien de pesant. je ne te manquerai pas – cela me console. ıl n’y aura aucun changement dans ta vie magnifique et lumineuse… ma mort ne te causera aucun ennui… cela me console, ô mon bien-aimé !
    mais qui… qui maintenant, chaque année, pour ton anniversaire, t’enverra des roses blanches ? ah ! le vase sera vide, et ce sera fini aussi de ce faible souffle de ma vie, de cette haleine de mon être qui flottait une fois l’an autour de toi ! mon bien-aimé, écoute, je t’en prie… c’est la première et la dernière prière que je t’adresse… par amour pour moi, fais ce que je te demande : à chacun de tes anniversaires – car c’est un jour où l’on pense à soi – procure-toi des roses et mets-les dans le vase. fais cela, fais cela comme d’autres font dire une messe une fois l’an, pour une chère défunte. je ne crois plus en dieu et ne veux pas de messe ; je ne crois qu’en toi, je n’aime que toi et ne veux survivre qu’en toi… oh ! rien qu’un jour dans l’année et tout à fait, tout à fait silencieusement, comme j’ai vécu à côté de toi… je t’en prie, fais-le, ô mon bien-aimé… c’est la première prière que je t’adresse, c’est aussi la dernière… je te remercie… je t’aime… je t’aime… adieu…

    ses mains tremblantes lâchèrent la lettre. puis il réfléchit longuement. confusément montait en lui un mince souvenir d’une enfant du voisinage et d’une jeune fille, d’une femme rencontrée dans une boîte de nuit, mais ce souvenir restait vague et indistinct, comme une pierre qui brille et qui tremble au fond de l’eau, sans contours précis. des ombres s’avançaient et reculaient, sans jamais constituer une image nette. ıl remuait de tendres souvenirs, et pourtant il ne se souvenait pas. ıl lui semblait avoir rêvé de toutes ces figures, rêvé souvent et profondément, mais seulement rêvé.
    son regard tomba alors sur le vase bleu qui se trouvait devant lui sur son bureau. ıl était vide, vide pour la première fois au jour de son anniversaire. ıl eut un tressaillement de frayeur. ce fut pour lui comme si, soudain, une porte invisible s’était ouverte et qu’un courant d’air glacé, sorti de l’autre monde, eût pénétré dans la quiétude de sa chambre. ıl sentit que quelqu’un venait de mourir ; il sentit qu’il y avait eu là un immortel amour : au plus profond de son âme, quelque chose s’épanouit, et il eut pour l’amante invisible une pensée aussi immatérielle et aussi passionnée que pour une musique lointaine.


    (tuzbuzz - 19 Ağustos 2013 21:26)

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    bu mektup cok kalbimi yakıyor.
    birini uzaktan ne kadar sure sevebilirsiniz?
    ona yakın olmak icin neleri goze alırsınız?
    ne kadar hayattan onun merkezde oldugu onsuz bir dunyada vazgecersiniz?
    onun orospusu olmayı kralın esi olmaya tercih edecek kadar ileri gider misiniz?
    hayatınızın her detayında onu arar, onu saklar, onu bekler misiniz?
    ondan uzaga goturse de kader sizi ayaklarınız hep geri geri ona mı gider?
    kavusamamaktan ölünür mü?
    ve siz boylesine derin duygular yasarken o adam nasıl ısrarla bu kadar ayakta uyur?
    kalbi taş mıdır ki bunca sevgi karsısında taş olsa yarılır.

    bu mektup kalbimi cayır cayır yakıyor dostlar!


    (tuzbuzz - 25 Ağustos 2014 02:12)

Yorum Kaynak Link : lettre d'une inconnue